jeudi 5 janvier 2012

"The womb is barren"


LA NAISSANCE DU MONDE
THE WOMB IS BARREN*


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Où il sera question de Terrence Malick, de Guy Maddin, de Heidegger, de Nabokov et de quelques autres…

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I / III
{Image extraite du film The Tree of Life de Terrence Malick...}

Avec Heidegger, on peut dire, sans risque de se tromper, que la beauté est réellement un mode d'éclosion de la vérité, probablement le mode d’éclosion le plus parfait qui soit. La beauté ne (se) suffit jamais. La beauté réelle trouble toujours celui qui la contemple, car elle dissimule autant qu'elle exhibe son mystère. Il y a toujours un passager clandestin plié dans les ailes de la beauté et il se nomme vérité. La beauté, donc la vérité, parle à travers l’artiste, sans que ce dernier puisse tout à fait maîtriser le phénomène auquel il donne vie. Elle parle à travers lui, malgré lui, comme si elle s’exprimait encore et davantage dans ce halo qui l’entoure, le précède et finit par le dévorer. Et cette beauté, qui n’est que le versant aimable de l’inacceptable vérité, est toujours la mieux dite par celui qui n’en a pas peur : l’enfant. L’enfant n’a pas peur, car il est innocent. Il sort de l’abîme, il ne sait pas encore qu’il est en sursis, tout au bord d’un autre abîme. Il est porteur de toutes les audaces, sans mérite, sans fierté non plus. De l'artiste, du littéraire j'entends, nous ne savons rien, sinon qu'il est demeuré, pour une part, cet enfant ou, pour le moins, est-il capable de s'entretenir avec lui, dans un langage secret et intraduisible dans la prose des hommes. Ce langage est la part non explicable, non traduisible et non reproductible de toute oeuvre d'art véritable. C'est un langage sous-jacent à la langue commune des hommes faits. La langue de l'écrivain (je parle des véritables écrivains et non pas de la confrérie des médiocres) est un idiolecte qui permet, par rapprochements et comparaisons, de mettre à jour les diverses strates dont une langue est composée sans que ses locuteurs en soient immédiatement conscients. La langue de Céline, par exemple, possède un résidu irrationnel, que seule une communion sensorielle, une forme d'intuition intellectuelle, entre l'auteur et le bon lecteur peut laisser entrevoir. Le bon lecteur a toujours l'oreille assez fine pour entendre ce qui bourdonne, chantonne ou crie au-delà, ou en-deçà, de la claire et distincte ligne de chant d'un grand texte. On peut être un virtuose de la ligne de chant (un talentueux médecin légiste de la littérature) et ne jamais entendre ce langage secret. Cet idiome est celui des enfants, des sirènes et des grands écrivains. 
«La fonction de l'art est (…) de préparer l'homme à sa mort, de labourer et d'irriguer son âme, et de la rendre capable de se retourner vers le bien. Mis en présence d'un chef-d'œuvre, un homme commence à entendre la voix même qui a amené l'artiste à le créer…» (Andreï Tarkovski, Le Temps scellé).
Encore faut-il que l’homme veuille et puisse entendre, puis écouter. Nabokov était de ces lecteurs / écrivains qui ont une double oreille. 
Je trouve mille raisons, en ce moment plus que jamais, d’aimer et de revenir à l’autobiographie, Speak, Memory: An Autobiography Revisited,  de cet esprit fin et pénétrant qu’était Nabokov ;  dès l’incipit, on lit cette vision bouleversante de l’enfant, qui témoigne de la conscience que tout véritable écrivain possède à la première heure, et ce, jusqu’à la mort. Cette conscience est le primum movens de toute écriture qui ne soit pas du toc :
“The cradle rocks over an abyss, and common sense tells us that our existence is but a brief crack of light between two eternities of darkness. Although the two are identical twins, as a rule, views the prenatal abyss with more calm than the one he is heading for (at some forty-five hundred heartbeats an hour). I know, however, of a young chronophobiac who experienced something like panic when looking for the first time at homemade movies that had been taken a few weeks before his birth. He saw a world that was practically unchanged — the same house, the same people — and then realized that he did not exist there at all and that nobody mourned his absence. He caught a glimpse of his mother waving from an upstairs window, and that unfamiliar gesture disturbed him, as if it were some mysterious farewell. But what particularly frightened him was the sight of a brand-new baby carriage standing there on the porch, with the smug, encroaching air of a coffin; even that was empty, as if, in the reverse course of events, his very bones had disintegrated.”
Nabokov, enfant horrifié par la révélation (qu'il a lui-même sécrétée, ce qui prouve que les écrivains sont d'une autre race, qui dit sa nature dans l'enfance) de sa non-existence, se rend compte que le monde tient tout seul, sans sa pensée ni son existence pour le soutenir. Idée fascinante et effroyable que d’imaginer  le monde – ou plus exactement d'en feindre la création devant soi, devenant par un étrange paradoxe le créateur nié et rejeté hors d'elle par sa propre création – amputé de notre conscience et de notre présence. On ne porte guère le deuil de ceux qui sont morts, car nos cœurs ne sont point de cristal, car le chagrin ne pousse guère dru sur la terre stérile de nos âmes… Mais quelle belle idée ce serait de porter le deuil de ceux qui ne sont pas encore ! Renverser notre temporalité ! Vivre un instant dans un futur antérieur. C’est aussi une manière de suicide rétroactif, ce que ne dit pas à cet endroit Nabokov, mais il le confesse quelques lignes plus tard. 
“That this darkness is caused merely by the walls of time separating me and my bruised fists from the free world of timelessness is a belief I gladly share with the most gaudily painted savage. I have journeyed back in thought—with thought hopelessly tapering off as I went—to remote regions where I groped for some secret outlet only to discover that the prison of time is spherical and without exits. Short of suicide, I have tried everything. I have doffed my identity in order to pass for a conventional spook and steal into realms that existed before I was conceived.”
Nabokov s’inscrit presque comme le créateur de sa propre existence, comme un dieu voyeur (ayant une vue panoramique), mais privé de tout pouvoir, en posant sa conscience sur le fragile rebord de son existence même. Porter le deuil des limbes, de leurs habitants, serait une manière de leur accorder une place dans l’univers, même si cet espace n’est qu’imaginaire ou abstrait. Encore faut-il préciser qu’il n’est pas imaginaire pour celui qui ouvre cet espace, dans le secret de son âme, mais bien réel, même s’il est intouchable. L’âme du poète est cette page blanche. L’âme du poète est ce palimpseste. Être à jamais en manque d’une éternité à travers le temps vécu – sans cesse perdu et retrouvé –, dans une prison sphérique ou une monade, n’est-ce pas le propre de celui pour qui l’existence est un appel véritable, un cri étranglé, une plainte qui ne s’éteint pas, et non une voix posée sur un texte sans ponctuation ? L’appel est un cri ; le cri est un élan. Il faut que le manque et l’absence soient des élans. C’est le propre de tous ceux qui ont une nature d’écrivain que de comprendre cela très intimement. J’ai porté le deuil de mon enfant, de son absence, de nombreuses années avant de lui donner naissance, sans même le savoir… Je porte le deuil de tant de choses que je suis bien certaine de ne jamais renoncer à elles. Ce sont elles qui me quitteront, un jour. Leur trace s’effacera aussi lorsque je serai, à mon tour, devenue une ligne d’encre tremblée dans l’âme de mon enfant.  
L’écriture – l’art en général – n’est jamais que la recherche ininterrompue de ce point d’équilibre sur ce chemin ambitieux qui rompt la continuité entre deux inimaginables abîmes. Le chemin est suspendu, on ne sait comment, lui aussi, dans le vide, tout comme notre temporalité est suspendue entre deux étendues d’éternité. Mystère. On épluche sa conscience comme une orange, pour y trouver un peu d’aube sanguine, pour teinter de soi le monde extérieur, pour, paume contre paume, frotti-frotta, salir nos lignes de vie et de chance, pour les faire ressortir au contact de cet incarnat. 
L’effroi est facile : s’abolir par la pensée, ce qui ne se peut tout à fait – mais glace le cœur. Il n’est pas si étonnant que le monde d’avant notre venue soit moins effrayant que celui que l’on quittera et qu’on se le figure mieux que celui qui a précédé : on peut encore avoir l’illusion que ce monde d’avant nous a été créé pour ne conduire qu’à notre avènement. L’écrivain est celui d’entre nous tous qui, le mieux, sait.   
Le monde d’après nous est l’aveu que nous n’étions qu’une contingence de plus et c’est pourquoi nous essayons, en pure perte, d’y laisser des traces. Ni les enfants ni les œuvres n’ont de mémoire. Nous mourrons pour de bon, quoi que nous fassions et le répit gagné n’est qu’une seconde. Seul le vide, qui n’est fait que d’oubli, existe ; il faut que la page demeure blanche pour que l’histoire puisse s’y écrire à nouveau ; il faut effacer ce qui fut pour que vienne ce qui sera ; car tout est vain combat de l’être contre le néant, de la pensée contre cette force d’être dont nous ne sommes qu’éclaboussures de couleur. Nabokov est mort. Son lecteur porte son héritage, se l’approprie même contre tous, mais ce n’est qu’un sursis. Nous ne sommes pas, hélas – peut-être – , comme la rose d’Angelus Silesius (via Eckhart) : sans pourquoi. 
« La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, n’a souci d’elle-même, ne désire être vue. » (Martin Heidegger, Le Principe de raison, trad. André Préau, Gallimard, Paris, 1962, p.112)



                                 {Image extraite du film My Winnipeg de Guy Maddin...}

* Formule de GUY MADDIN in 



On peut la traduire ainsi : « L’utérus est fermé », « Le ventre est stérile »...

À suivre...