dimanche 1 avril 2012

Écailles de sirènes et sang d'enfance

[The Land Baby, John Collier]

Je me couvre toujours d'écailles et de peaux mortes pour écrire. Cela prend beaucoup trop de temps, mais je ne sais faire autrement. 
Avec d'infinies précautions, je me mets à nu ; puis, sans trembler, avec cette brutalité qui est le propre de ceux qui ont peur de leur propre faiblesse, je découpe mes paupières. Je les remise pour la nuit. Plus tard, enfin, je dissimulerai chaque millimètre de mon âme sous une écaille ou une peau glanées dans les prés de la plus belle des saisons – le beau temps jadis. 
Écailles de sirène ; peaux mortes d'enfant. Elles jonchent les prés où courent à perdre haleine mes revenants.
Solide collage. 
Vieille peau d'adulte écorché dessous. 
J'ai la gangrène. Tous ceux qui sont atteints par ce mal ont le même remède, fait d'écailles et de silence.
Et je les enlève un à un, ces cache-misère, à chaque fois que je trouve le mot juste – celui qui me fait mal,  celui qui est porteur de vérité, celui qui refuse de se laisser poudrer pour être plus présentable. Lorsque toutes les écailles et les peaux sont retombées autour de moi, j'ai fini. 
Je recommencerai, plus tard, à me cacher pour écrire – pour mourir un peu plus à chaque fois, pour oublier certains visages, certaines paroles, certaines scènes. 
Je donne mon sang d'enfance à boire dans ce livre. Je me couvre d'écailles. Intégralement. Seuls les mains et les yeux demeurent nus. Il faut pouvoir regarder et toucher la mort. 
Je plonge à mains nues dans mon Pays d'Hiver. Dans la mémoire blanche. Et j'en ramène quelques détritus. 
Je me souviens. Ça me vient. 
Il y a quelques mois, une haie d'honneur de vieux pour nous accueillir à la maison de retraite où nous rendons visite à Lucette, avec autant de tendresse que d'effroi dans le coeur. La tendresse ne compense pas cet effroi dont j'ai honte. 
Une haie d'honneur de vieux qui se resserre de façon inquiétante autour du bébé, que nous tenons haut perché dans nos bras, comme pour le préserver de leur désir fou et de leur haine légitime. 
Parents fiers et maladroits. Un peu étriqués dans ce costume serré de père et de mère auquel nous ne sommes pas encore assez habitués.
Tous veulent toucher l'enfant, comme s'il était le soleil descendu du ciel pour réchauffer leurs vieux os. 
Moelles desséchées à l'intérieur.
Cette femme m'a soudain arrêtée dans le couloir, un peu plus loin :
"Il est beau ce bébé. C'est une petite fille ou un petit garçon ?"
Je réponds à sa question.
"Ça donne du travail, n'est-ce pas ?"
Je n'ose répondre par la négative à sa question dont le ton est trop affirmatif pour être démenti. Je hoche la tête. 
"Moi aussi, j'ai un enfant. Une fille. Elle était mignonne..." 
Elle insiste sur l'imparfait et son regard est presque mauvais, comme si elle mettait au défi mon propre enfant de la contredire et elle ajoute pour enfoncer le clou :
"Mais ça ne peut pas rester petit éternellement. Ma fille est grand-mère..."
Elle s'éloigne et, comme une idiote, parce que j'ai perdu l'équilibre, je me déleste d'une phrase toute faite :
"Bonne soirée, Madame..."
Et je l'entends marmonner : 
"Bonne soirée, c'est ça, oui, mon cul...!"
Souhaite-t-on une bonne soirée au passager de Charon ?


***


(faussement attribué à Caccini)